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Durée : 1´
• La question moderne : comment vivre aujourd'hui à l'écoute de la poésie ?
A l'automne dernier Fabrice Midal et Hadrien France-Lanord ont dirigé un séminaire sur le sens de la modernité à partir d'une méditation de l'œuvre de Paul Celan, de Barnett Newman et de Rothko.
Ce séminaire fut hautement poignant dans sa manière d'affronter sans détour l'insoutenable question : comment parler et peindre, comment exister, purement et simplement, après la Shoah ?
Chaque journée de ce séminaire d'une semaine s'est déroulée en trois temps. Nous avons commencé par la pratique de la méditation transmise par Fabrice Midal dans le cadre de la tradition bouddhique. Puis venait le travail de l'après-midi avec Hadrien France-Lanord grâce auquel nous avons fait un exercice de lecture des poèmes de Paul Celan. Le soir, Fabrice Midal reprenait la parole en exposant l'œuvre des grands peintres modernes.
Au rythme des séances, nous avons exploré que le sens de la modernité n'est pas ce qu'on en fait habituellement, une époque de l'histoire parmi d'autres ou un jeu avant-gardiste consistant à passer par-dessus la tête de la dernière mode, mais un rapport entièrement vivant au monde, une manière d'être inouïe qui nous fait exister vraiment et librement — ici et maintenant.
Fabrice et Hadrien ont choisi d'orienter le travail vers la poésie de Paul Celan et la peinture de Barnett Newman, Mark Rothko et Morris Louis parce que ces hommes ont chacun fait à leur manière l'expérience de la dévastation consécutive à l'extermination totalitaire au XXe siècle, celle de l'anéantissement de l'homme jusque dans la négation même de la parole. Ils présentent en ce sens un autre visage de la modernité que celui des grands artistes de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle. Eprouvant l'abîme de notre temps depuis l'innommable que furent la Shoah, le Goulag et Hiroshima, il leur a fallu réapprendre une langue après la mort du mot et de l'image, pour réinventer les possibilités de la poésie et de la peinture. S'ils ont quelque chose à nous dire, c'est parce qu'aujourd'hui encore nous avons à endurer ce temps d'après Auschwitz, d'après Hiroshima et qu'il nous faut trouver une voie pour exister à travers la négation du monde, à travers l'im-monde.
Ce séminaire, pensé et préparé depuis longtemps par Fabrice et Hadrien, a pris place dans l'Ecole Occidentale de Méditation. A première vue, quel rapport pourrait-il y avoir entre l'épreuve de la détresse de notre temps – que nous cherchons le plus souvent à ne pas considérer – et la parole du Bouddha ? Pour le comprendre, il faut entendre que la méditation qui est le cœur de la voie transmise par le Bouddha n'est pas une fuite devant le réel, un divertissement parmi d'autres, une forme de relaxation. Elle nous ouvre à la vérité de la présence pour toucher notre propre originalité – pure possibilité à chaque fois à venir. Sans cette présence si profondément mise à mal aujourd'hui, comment trouver l'espace pour voir un tableau, pour lire un poème ? Ne pas en faire un élément culturel de plus, mais une épreuve salutaire.
• La voie salutaire de la poésie : tenir bon à même le Rien.
Parce qu'elle dit la vérité sans compromis, la poésie est un événement qui nous nous offre d'entendre et de dire le sens authentique de notre existence – ici et maintenant. Si nous souffrons, c'est parce que les discours convenus qui nous submergent de toutes parts nous asphyxient de leurs mensonges en nous coupant du réel. La poésie est là pour dire l'authenticité de notre condition dans le monde, et sa parole énigmatique nous éveille à la vérité de notre existence. Risquant un chemin dans l'abîme, elle nous offre de tenir bon à même le Rien. Il a suffi d'entendre résonner la « voix » de Paul Celan pour en faire l'épreuve – et ce même pour ceux qui ne connaissaient pas la langue allemande.
En nous montrant l'œuvre de ses poètes et le drame de la condition humaine qui s'y joue, chaque séance du séminaire a fait apparaître un aspect de l'aventure héroïque – mais aussi douloureuse – de la modernité. Nous avons rencontré Friedrich Hölderlin et Paul Celan, Barnett Newman, Mark Rothko et Morris Louis, mais aussi Paul Cézanne et Claude Monet, George Braque et Henri Matisse, Arthur Rimbaud, René Char et Paul Eluard, George Oppen. Chacun d'entre eux montre qu'il est possible d'habiter le monde en faisant face à l'inconnu que chacun d'entre nous abrite au plus intime de soi. En ce sens le séminaire fut profondément pédagogique : tout à la fois un exercice de lecture et du regard, une entrée dans l'art comme épreuve de la vérité.
Avec Barnett Newman, Fabrice Midal nous montre que l'épreuve de la peinture consiste à déclarer la dignité de l'homme dans l'ouverture de l'espace. A l'écoute de l'art primitif, Barnett Newman y parvint en se dégageant de la grammaire traditionnelle de la peinture, celle de la représentation de l'objet et de l'image fondée sur la différence entre la forme et le fond. Le « zip » qu'il institue dans le tableau nous renvoie à la verticalité essentielle par laquelle nous pouvons nous tenir droits depuis la vastitude abyssale de l'espace, immergés et accueillis dans l'immensité de la couleur. Dans son sillage, mais d'une manière tout autre, Mark Rothko nous donne à l'espace, à partir du cœur battant dans la plénitude de la couleur, depuis son incandescente et luminescente saturation jusqu'aux bords vibratoires de la toile. Avec Morris Louis enfin, la peinture devient teinture et laisse couler librement la couleur fondue en la toile dans un jeu avec la gravité du monde. Au cours d'une séance prodigieusement pédagogique, Fabrice nous montre comment s'est révélée toute la peinture moderne depuis l'invention de la perspective géométrique à la Renaissance jusqu'à la révolution opérée par Jackson Pollock en passant par la rupture cézanienne et sa continuation dans le cubisme et le saut qu'opère Claude Monet avec le déploiement d'un champ coloré.
Avec Paul Celan nous assistons à une véritable éruption de la parole. Parole du silence d'abord quand Hadrien France-Lanord nous montre comment l'obscurité du poème fait surgir l'abîme de temps que nous est l'avenir, et dans sa possibilité ultime, l'imminence sans-fond de la mort. Parole de mort aussi quand nous entendons « Mort-Fugue » garder vivante la mémoire de l'extermination perpétrée dans les camps nazis. Parole de vie aussi quand Celan parvient à forger « littéralement » un nouvel idiome à même la « terre du cœur ». Puisant à la source physique du souffle, les poèmes forent jusqu'au gisement silencieux de la parole et réussissent à en extraire les ressources vitales.
La langue usuelle comprise comme outil de communication et consistant à exprimer « le bavardage bariolé du mon-vécu-à-moi » (Celan) à partir d'un système théorique de signes symboliques et abstraits est définitivement rompue. Il est nécessaire de réaliser la perception poétique du réel en découvrant une langue qui le fait vraiment apparaître. Alors Celan creuse, casse, fracture, blesse les fondements traditionnels de sa langue pour en faire jaillir les forces géologiques et minérales, pour balbutier un son depuis la lave du silence. Traversant cet abîme de son, le poème fait craquer la littéralité bruissante et élémentaire de l'allemand. Nous assistons à la création pure et simple d'une langue étrangement habitable, terre abyssale ouverte au ciel et sur laquelle chacun peut à nouveau vivre et mourir humainement. Perçante, une voix se fait miraculeusement entendre. C'est la douce et claire voix de Paul Celan articulant chaque son du poème, voix hypersensible aux infrasons du réel, voix « autre » qui n'est au fond ni celle de l'auditeur ni celle du poète mais de la langue par laquelle les choses et nous-même dévoilons le secret de notre présence. Déclarant la vérité de son existence loin de tout lyrisme subjectif (la phrase musicale et la métaphore du moi), le poète forme un lyrisme moderne où le soi renoue avec lui-même. Parole d'existence alors, le poème se fait « rose de personne », main tendue qui s'adresse à « toi, écriture de vie » offerte à chacun, « projet d'existence » qui résonne en nous touchant en plein cœur. Grâce au poème, à la « syllabe-douleur », nous entendons la voix de notre propre existence depuis la voix du poète, son rythme cardiaque résonant avec le nôtre au rythme du poème. Une langue nous est née depuis la vibration du souffle silencieux de l'existence. Nous entendons notre cœur battre de son propre son.
Un des points marquants du séminaire est la manière dont Fabrice Midal et Hadrien France-Lanord travaillent — chacun dans leur manière propre, toute différente, ils ne font aucune leçon, ne nous disent pas ce que nous avons à faire mais montrent comment eux-mêmes sont en rapport au poème ou au tableau. Leur leçon, c'est d'être « amis » et d'abord avec l'œuvre d'art, et c'est de leur amitié que naît leur enseignement.
Une séance répond à l'autre, la souffrance de la poésie de Paul Celan trouvant par exemple son contrepoint rigoureux dans la joie de la peinture de Morris Louis. Car il s'est bien agit de faire une expérience, non d'acquérir des connaissances sur la poésie. Et cette expérience de la modernité – qui n'est autre que le mode de notre possible aujourd'hui – impose de trouver un chemin et un équilibre. Equilibre entre la plus intense douleur et une joie qui n'a besoin d'aucun raisonnement.
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