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Durée : 43´
Quel siècle à mains ! ». Il s’en prend alors à cet âge où même les activités supposées contemplatives, comme celle de l’écrivain ou du poète, sont, d’après lui, au service de la « manipulation », au sens à la fois précis et ambigu de ce mot. Et Rimbaud de déplorer de ne pas même trouver, inversement, une seule « main amie » ! La main-instrument aurait éclipsé la main fraternelle…
Sans doute, cette dégradation de la main, vient-elle de fort loin, et faut-il en rechercher l’origine au commencement même de la métaphysique. Faisant l’éloge de la main, Aristote voit non seulement en elle, le signe de l’intelligence de l’homme, mais surtout « l’instrument des instruments ». Là où l’animal est obligé, dit-il avec humour, de dormir avec ses chaussures, ou avec l’armure qu’il a autour du corps, l’homme « possède de nombreux moyens de défense, <…> la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée, ou tout autre arme ou outil. » En d’autres termes, elle devient l’instrument qu’elle manie. Dès l’aube de notre tradition, elle est donc escamotée par ce qu’on peut en faire : couture, cuisine, construction d’un bâtiment, ou écriture. Rimbaud aurait donc pu s’écrier, dès cette époque : « Quel siècle à mains ! »
Or, en nous donnant à voir l’empreinte de leur main sur la paroi de grottes millénaires, les hommes, que nous appelons aujourd’hui avec une belle suffisance, « préhistoriques » nous montraient-ils un « outil »? Les mains qui apparaissent par exemple dans la « grotte aux mains », découverte dans la province de Santa Cruz en Argentine, semblent littéralement nous proposer de les prendre.
La main se faisant invitation, nous voyons ici qu’elle est parole ! À Santa Cruz, elles semblent s’adresser à nous comme un appel lancé contre l’oubli de femmes et d’hommes disparus depuis 9000 ans.
Dans la prière, dans le salut ou dans l’étreinte, les mains sont parole, jamais outil. On ne peut être caressé par un outil !
Pourtant, vient un jour où l’outil supplante la parole et où, à force d’envisager la main comme l’instrument par excellence, disparaît aussi la singularité, qu’elle imprimait aux choses. Notamment, lorsqu’apparaissent les machines. « Au début du règne de la machine à écrire, une lettre écrite à la machine passait encore pour un manque de bienséance, écrit Heidegger. Aujourd’hui, une lettre écrite à la main est une chose vieillie et non désirable qui gène une lecture hâtive. <..> Grâce à l’écriture à la machine tous les hommes se ressemblent » ( Parménide, Gallimard). Quand on considère la main comme une griffe, une serre, une épée, une machine à écrire, et bientôt un ordinateur, vient un moment où l’humanité que portait la main s’efface derrière le gigantesque dispositif où une communication anonyme fait office de relations humaines, où les rencontres derrière les écrans se multiplient, où la présence directe ne semble plus indispensable.
La crise du coronavirus aura peut-être accéléré ce mouvement venu de loin, en lui donnant une légitimité nouvelle : pour des raisons sanitaires, télétravail, enseignement, et réunions à distance vont ainsi se multipliant…
Bibliographie :
La musique n'est rien, Sergiu Celibidache / Actes Sud
Parménide, Martin Heidegger / NRF
Le bavardage parlons en , Florence Ehnuel / Fayard
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