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Durée : 32´
Une Chronique en collaboration avec le journal La Croix
« Ce n'est pas à une vérité d'ordre seulement physiologique, ni même psychologique, que renvoie la maladie, <…>, mais plus fondamentalement à l'impossibilité essentielle de se suffire à soi-même et à la difficulté d'être soi-même que tout homme, diversement, éprouve », déclare Ingrid Auriol, dans un article intitulé : « Pourquoi est-on malade ? » (Intelligence du corps, Cerf, 2013). Et il y a tout lieu de penser que si l'on peut comprendre la maladie à partir de ces deux origines, elles ne sont pas indépendantes l'une de l'autre : eussions nous le pouvoir de nous passer des autres, moins grand serait le risque de ne pas être soi ! Il nous arrive en effet de ne pas être à la hauteur de notre existence propre, parce que nous nous en laissons défaire par peur du rejet, de la solitude, de l'abandon, ou lorsque nous sommes piégés par diverses pressions. Il se peut alors que notre santé soit non seulement menacée, mais que nous soyons déjà malades, tandis qu'une pathologie ostensible constituerait une salutaire réappropriation de soi !
Dans cette perspective, la santé ne se réduit pas à la « vie dans le silence des organes », par laquelle René Leriche croyait pouvoir la définir. Au contraire, il arrive qu'une constitution robuste et une fâcheuse faculté d'adaptation s'additionnent pour conduire à endurer l'inacceptable, là où de plus fragiles en tomberaient fort heureusement « malades » ! Car cette « chute » témoignerait de cette vitalité qui interdit absolument à certains êtres d'être qui ils ne peuvent pas être ! Mettons ainsi en regard deux des personnages de La religieuse de Diderot : celui de la malheureuse Suzanne Simonin, qui ne peut décidément se résoudre à accepter la vie au cloître qu'on lui impose, et celui du prêtre qui, touché par la résistance de la jeune religieuse, n'a pourtant jamais osé le « non » libérateur qu'il admire chez sa jeune consœur. Le prêtre est alors condamné à une vie malade dans la mesure même où ses organes s'en tiennent à un silence obstiné ! Une vraie « maladie » serait inversement un signe de rétablissement.
Si l'on quitte en effet le domaine de la fiction pour celui du témoignage, c'est bien en ce sens que Fritz Zorn, ce jeune suisse élevé dans des conditions pourtant privilégiées, comprit le cancer qui devait l'emporter vers l'âge de trente ans. Mettant un terme à une situation fausse, la tumeur apparaît au jeune homme comme une amélioration paradoxale : «Depuis que je suis malade, je vais beaucoup mieux qu'autrefois », écrit-il (Mars, Folio Gallimard). Car Fritz Zorn meurt d'une vie si harmonieuse qu'elle ne laissait place à aucun de ces désagréments qui marquent inévitablement la vie : « ce n'est pas dans un monde malheureux que j'ai grandi, affirme-t-il donc, mais dans un monde menteur. Et si la chose est vraiment bien menteuse, le malheur ne se fait pas attendre. »
N'est-ce pas formuler l'hypothèse bouleversante que la santé entretient un rapport nécessaire à la vérité ? Là où Nietzsche, provocateur, déclarait dans la préface du Gai savoir qu'il ne fut jamais question en philosophie de vérité, mais plutôt de santé, ne devons-nous pas postuler que si la philosophie a bien, de fait, quelque chose à voir avec la santé, c'est dans la mesure même où elle nous appelle à la vérité ? Car une vie fausse, même exempte de troubles, est toujours une vie malade.
Bibliographie :
Ingrid Auriol
Intelligence du corps, La nuit surveillée, Le cerf 2013
Denis Diderot
La religieuse
Fritz Zorn
Mars - 1976
Emmanuel Carrère
L'adversaire, Pol 2000, Film en 2002
Martin Heidegger
La logique comme question en quête de la pleine essence du langage,
Nrf 2008
Friedrich Nietzsche
Le Gai Savoir
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