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Durée : 33´
Wittgenstein a montré que nos « jeux de langage » sont en corrélation avec des « formes de vie ». S’il en fallait encore une preuve, on peut se référer à l’analyse que Henri-Jacques Stiker propose du vocabulaire relatif à ce que nous désignons depuis plusieurs décennies par le terme de « handicap ». Elle fut publiée pour la première fois en 1982 dans Corps infirmes et sociétés (rééd., Dunod). Stiker la précise dans un livre qui vient de paraître sous le titre : La condition handicapée (P.U.G).
Cette expression inédite, qui fait penser à « la condition féminine » ou « ouvrière », enrichit de fait les jeux de langages considérés et invite à infléchir les formes de vie qui s’y rapportent : au lieu de concentrer notre regard sur les altérations des personnes, « la condition handicapée » renvoie aussitôt, suggère Stiker, « à une manière d’être-au-monde, de se situer et d’entretenir des liens ». Évoquant entraves et obstacles, elle met en lumière les limites de la condition humaine en général, et arrache les êtres concernés à la catégorie par laquelle on aimerait les tenir à distance. La « condition handicapée » n’est autre qu’une modalité, toujours possible, de la condition humaine.
Reste qu’elle est conditionnée par le vocabulaire du « handicap ». Le mot désigne « une figure complètement neuve de l’infirmité », dit Stiker. Il s’est imposé dans les années 50, en parallèle à l’essor d’un vocabulaire qui substitue à la « défectologie », l’idée d’une possible réparation : on était « infirme », « invalide », « inapte », on devient « rééducable » et « réinsérable ».
En effet, issu du monde du turf, le mot « handicap » désigne notamment le poids supplémentaire que les chevaux les meilleurs devront porter pour participer à la course commune. Utilisé pour parler d’êtres humains, il devient certes un obstacle ajouté à un être humain par sa « déficience », mais fait surtout référence à une uniformisation supposée des situations : quoique « handicapée », la personne pourra être réintégrée. Ce vocabulaire s’inscrit ainsi dans une société qui se veut réparatrice, normative et concurrentielle.
Pour le montrer, Stiker examine, dans son nouveau livre, les points communs entre le monde du turf, dont la finalité initiale est « l’amélioration de la race chevaline »(!), et celui du « handicap ». Celui-ci suscite notamment des classifications internationales (à l’instar des sociétés de courses équestres !) destinées à « gérer » la prise en charge des personnes handicapées, que Stiker décrit comme de véritables « lits de Procuste ». Qu’on l’envisage du point de vue de son corps, de son identité individuelle ou de son insertion sociale, la personne handicapée y est avant tout considérée comme un individu qui « dysfonctionne » et l’anthropologie qui préside aux « évaluations » se révèle alors « assez pauvre ». Éliminant « ce qui fait la richesse de l’agir humain », « comme le désir, le conflit, la gratuité», on se « réfère toujours à la performance d’activité d’une personne ».
Dès lors, le vocabulaire du handicap ne constituerait-il pas un « jeu de langage » privilégié pour nous parler de la condition même de l’homme moderne ?
Pour la première fois depuis le début des chroniques réalisées avec Bruno Venzal pour philosophies.tv, sous le titre général « éthique et finitude », j’ai souhaité accueillir un invité, l’anthropologue Henri-Jacques Stiker, à l’occasion de la publication de ses deux derniers ouvrages : Religions et handicaps (Editions Hermann) et La condition handicapée (Presses Universitaires de Grenoble). Ces deux livres confirment l’importance du travail d’analyse mené par Henri-Jacques Stiker sur les questions relatives au handicap, depuis quarante ans. Loin de faire de cette question un problème de « spécialiste » ou d’ « expert », Henri-Jacques Stiker fait partie des observateurs engagés auprès des personnes que l’on dit aujourd’hui « en situation de handicap », qui ont contribué à la « désinsularisation » du handicap, suivant l’expression employée par notre ami commun Charles Gardou. En effet, Stiker parle du « handicap » et des personnes qui en sont porteuses, et nous voilà tous concernés ! Car son propos vise à élucider les questions suivantes : « Quel discours sur l’homme est tenu là ? Quel discours sur l’autre homme est tenu là ? »
De sorte que l’examen de « la condition handicapée » est en même temps celui de la condition humaine en général, et de la condition qui est faite à l’homme moderne en particulier.
Henri-Jacques Stiker est actuellement directeur de recherches au Laboratoire « Identités, cultures, territoires » à l'Université Denis-Diderot-Paris 7. Co-fondateur de Alter (Société internationale pour l’histoire des infirmités, déficiences, inadaptations, handicaps), il a été de longues années rédacteur en chef de la revue Alter, European Journal of Disability research, Revue européenne de recherche sur le handicap. Il est docteur en philosophie du langage et habilité à diriger des recherches (Anthropologie historique de l’infirmité)
Sélection d’ouvrages :
Religions et handicap - Interdit, péché, symboles - analyse anthropologique, Hermann, 2017
La condition handicapée : PUG : Presses Universitaires de Grenoble, 2017
Corps infirmes et sociétés : Essais d'anthropologie historique, Aubier 1982, Dunod 2013
Le handicap en images, avec Alain Blanc, Eres, 2013
Les Métamorphoses du handicap de 1970 à nos jours, PUG : Presses Universitaires de Grenoble, 2009
Handicap et accompagnement : Nouvelles attentes, nouvelles pratiques, avec José Puig et Olivier Huet, Dunod, 2009
Les fables peintes du corps abîmé : Les images de l'infirmité du XVIe au XXe siècle, Le Cerf, 2006
Images, la déficience dans les œuvres d’art, Erès, 2003
L'Homme réparé : Artifices, victoires, défis, avec Louis Avan et Michel Fardeau, Gallimard, 1988
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