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Durée : 42´
....Du banc où je m'assois face à la mer, j'ai soudain l'impression, sans m'en expliquer la cause, d'une fausse note qui écrase l'espace. Il semble ne plus m'inclure avec le même pouvoir d'embrassement, et par là même, ne plus me porter. Que se passe-t-il ?
Au premier regard, j'ai bien vu, au loin, un immense paquebot, ancré en plein milieu du golfe, juste à l'entrée du port. Comment ne l'aurais-je pas vu ? Malgré la distance, le bateau, monstrueusement disproportionné, absorbe le paysage. Parce qu'il ne peut y prendre place, je comprends qu'il est l'origine de mon malaise. Il dépasse en volume tous les voiliers, catamarans, hors bords de toutes proportions, ferries à destination de l'Angleterre et des îles anglo-normandes que j'ai pu voir sillonner les flots. Bien souvent, mon regard s'était arrêté à la beauté de ces embarcations, admirant par exemple une voile dont la joue accueillait le souffle qui la portait plus loin.
Or, avec ce paquebot de croisière hors de mesure, tout est renversé. À quelque chose près, la mer elle-même aurait du mal à le soutenir ! Et, d'ores et déjà, il s'est arrêté devant le port, parce qu'il ne peut plus y entrer ! Par son tirant d'eau monumental, l'armateur l'a condamné à l'amarrage en pleine mer. En un remake étrange et ironique du Vaisseau Fantôme, il a conçu un navire qui ne pouvait plus accoster, et condamné ses plaisanciers à contempler le rivage de loin. Réalisant le rêve de ceux qui aiment voyager sans se mêler aux habitants des pays traversés, et se défendent, comme dit Montaigne, « de la contagion d'un air inconnu » (III, 9), l'industrie du tourisme a ainsi mis à la portée des « classes moyennes » la possibilité de voyager sans sortir de chez soi ! Ainsi, pourront-elles se targuer d'avoir « fait », dans leurs immeubles d'acier posés sur la mer, la Bretagne, sans rencontrer les bretons !
Car ce n'est pas seulement la taille de ces navires qui pose problème, mais cette logique où nos projets, ici touristiques, loin de s'inscrire dans un monde donné, ne sont plus qu'une phénoménale excroissance du vouloir qui nous prive de tout rapport avec quoi que ce soit. En l'occurrence, l'exigence de rentabilité, qui commande d'entasser toujours plus de « voyageurs » pour un déplacement « low cost », rendra bientôt aveugle à l'absurdité consistant à concevoir des bateaux inaptes à rejoindre les rives ou, bientôt, des avions à se poser ! « Nous vivons dans un monde où rien n'est à la mesure de l'homme ; il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de l'homme, l'esprit de l'homme et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine », écrivait déjà Simone Weil. Or, « une simple différence de quantité suffit à déplacer du domaine de l'humain au domaine de l'inhumain ». Mais le paradoxe de cette inhumanité, ce n'est pas que l'homme y soit oublié ou négligé, mais que nous ayons atteint un état de développement technique où nos productions ne partent plus que des hommes ! Nous vivons ainsi dans un monde où « rien n'est à la mesure de l'homme » parce que celui-ci y est devenu la seule mesure, où, de ce fait, l'anthropocentrisme a finitpar menacer le sens de l'humain !
Biographie :
Maurice Sauzet : Contre architecture, l'espace réenchanté, 2008
Martin Heidegger : Apports à la philosophie , Gallimard, 2014
Simone Weil ; Réflexions sur les cause de la liberté et de l'oppression sociale,
Å’uvre complètes.
Sergiu Célibidache : La musique n'est rien , Acte sud, 2012
Alexis Lavis : La voie du Tao, Agora, 2010
Heinrich Wiegand Petzet : Le chemin de l'étoile, rencontres et causeries avec
Heidegger, Editions du Grand Est, 2014
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