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Durée : 40´
Ainsi, est-ce curieusement au moment où, évoquant Descartes, je venais d'expliquer à mes élèves, non sans enthousiasme ( car la rigueur du raisonnement cartésien est impeccable ), que le fondement de notre identité est « la pensée », que le directeur de la maison de retraite qui jouxte le lycée proposa de venir leur parler des pensionnaires de son institution. Il souhaitait en particulier évoquer le sort de ceux qui sont atteints de la maladie d'Alzheimer, dans l'espoir que puissent s'établir des liens entre les jeunes et des malades auxquels il arrive de s'égarer dans le parc commun aux deux établissements.
Mais comment les lycéens pouvaient-ils entrer en relation avec des personnes qui ne savent parfois plus nettement qui elles sont ? Que demeure-t-il d'elles quand leur mémoire ne leur laisse plus la capacité de reconnaître la fonction d'un objet usuel ? Comment la leur expliquer lorsque les facultés de compréhension sont atteintes ?
C'est qu'il faut justement renoncer à tout effort d'explication pour entrer dans un monde où le langage rationnel n'a plus de place. Ne parlez plus de roses à des malades en phase avancée de la maladie, nous expliqua Monsieur Bouvier, mais faites-la leur sentir. Et le monde d'autrefois leur sera restitué ! Ne leur expliquez pas comment faire de la bicyclette, mettez ceux que leur corps n'a pas encore trahi sur un vélo, et leur corps fera le reste ! Ne déployez plus des trésors de pédagogie pour leur faire comprendre, en vain, comment tenir une fourchette, placez-vous face à eux et voyez comment, à la faveur de votre exemple, ils se mettront à déjeuner avec vous. Car lorsque tout a disparu de la mémoire consciente, subsiste la mémoire du corps. Le substrat de notre identité, celui du moins qui résiste au raz de marée de l'oubli, ce n'est pas la pensée, c'est le corps ! Et c'est en lui, et par lui, qu'il faut rechercher le point possible d'une rencontre avec ceux qui ont, par ailleurs, tout perdu d' « eux-mêmes ». À moins que ce « nous-mêmes », que trois siècles de pensée cartésienne ont placé dans la pensée, ne se réfugie précisément, non dans des bribes mutilées de réflexions, mais dans un corps qui garde à notre insu la connaissance de ce que nous avons appris, et devient donc notre dernier asile.
Cela ne donne certes pas vraiment tort à Descartes. Car celui-ci ne se place pas sur le même plan : occupé à se demander s'il est au moins une chose de laquelle on ne puisse pas douter, et dont l'existence soit ainsi certaine, il s'aperçoit soudain du caractère indubitable du doute lui-même : « je doute, donc je suis ! » Formulé autrement : « je pense, donc je suis ! » Et comme il n'est rien de plus résistant que cette certitude, Descartes répond à la question, « qui suis-je ?» : « une chose qui pense ». Mais si notre identité réside en la pensée, s'ensuivent toutes sortes de conséquences humaines, puisque éduquer un être « pensant et conscient», c'est s'adresser prioritairement à cette part de lui-même. Inversement, s'il s'avérait que le substrat ultime de notre être soit le corps, cela nous amènerait à une mobilisation de son intelligence dont nous n'avons pas encore mesuré les retombées psychologiques, pédagogiques et thérapeutiques.
Ouvrages cités dans la chronique :
Ingrid Auriol
Intelligence du corps, Cerf, La nuit surveillée, 2013
François Roustang
La fin de la plainte, Odile Jacob, 2000
Il suffit d'un geste, Odile Jacob, 2003
René Descartes
Méditations métaphysiques
Charles Baudelaire
Éloge du maquillage, Le Peintre de la vie moderne, dans : Å’uvres complètes Bibliothèque de la Pléiade
François ARNOLD et Jean-Claude AMEISEN
Les couleurs de l'oubli, Editions de l'ateliers, 2008
Marcel Proust
A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Bibliothèque de la Pléiade
Chögyam Trungpa
Shambhala : la voie sacrée du guerrier, Seuil, 1990
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